Les glissades, les chutes dans la boue grise et
froide, dans l’eau métallique et glacée, les flaques comme des trous reflétant
le ciel, les bourrasques comme des gifles, tout ça l’indifférait.
Son cœur lui avait été arraché.
Il n’était plus qu’une carcasse errante qu’un atavisme
absurde faisait revenir à Paris. Il se moquait bien de son bureau, de son hôtel
particulier aux baies ouvertes sur la Seine.
Son fils n’était plus
Un soleil hébété luisait derrière le rideau sale des
nuages lourds
Il se souvenait de son éclosion comme si c’était maintenant. L’œuf nacré pondu
par Anasthasia, rosissante d’émotion, le coussin de velours rouge brodé d’or
qui recevait les œufs de ses ancêtres depuis des temps immémoriaux. On voyait
au travers de l’opalescente coquille battre le cœur du rejeton. Il se rappelait
des pleurs de joie et de fierté de sa belle épouse lors de la première fissure.
Il préférait faire mine de s’inquiéter du semblant d’hystérie de sa chérie que
de s’avouer à lui-même son propre bouleversement. Il devait maintenant annoncer à sa femme que leur fils n’était plus.
Fissure… Crevasse… Le lieutenant-colonel avait désigné la tranchée d’un
pédoncule fatigué. Dans cette béance noire qui défigurait la terre, des
morceaux de corps, d’exosquelettes, de chitine, et quelques tentacules épars.
Et du sang, rouge, vert, bleu, qui coagulait.
« Impossible de savoir si votre fils est vraiment là, et on doit recouvrir
avant que la pourriture ne gagne la charogne. »
Puis le silence
La pestilence.
Zénophase avait levé alors ses yeux pédonculés vers l’horizon. Une ligne
charbonneuse, faite de boue, de poudre, de métal et de sang s’éclairait par
endroits aux explosions d’obus.
Les brancardiers, passaient devant la table de fortune derrière laquelle un
officier notait les noms des morts, quand ils étaient encore identifiables, puis
allaient balancer leur fardeau dans la fosse avec indifférence. Ils avaient
épuisé leur stock d’émotions et se réduisaient maintenant à leur fonction.
« Mais… Peut-être est-il encore vivant ? »
C’était la première fois de sa longue vie que Zénophase Athénor de Lalouse
contestait un avis officiel.
Sans mot dire, le lieutenant-colonel tira d’un tas d’objets hétéroclites un
morceau de tissu qu’il tendit à Zénophase. Un bout d’uniforme déchiré si maculé
d’hémoglobine que le nom de son fils aurait pu ne pas être lisible. Alphidius
Zélophore de Lal…
Son fils était mort
À ce moment Zénophase se sentit tomber en lui-même, un abime plus profond et
plus noir encore que cette fosse monstrueuse, cette blessure dans la terre. Et
la chute continuait, continuait, sans jamais s’arrêter
Son stylommatophore rupestre, la limace à carapace qui lui servait d’animal de
bât, sentit sa détresse et vint se blottir contre lui et le déséquilibra.
Zénophase s’effondra comme une falaise
s’écroule dans la mer.
Immobile, étendu dans la boue, il ne pleurait pas. Sa stupeur, sa torpeur le
paralysait de désespoir. Il ne respirait plus, ne pensait plus, ne sentait
rien ; il ne faisait plus que tomber.
Autour de lui, d’autres parents cherchaient leurs proches, trop dévorés
d’inquiétude pour se soucier de lui, trop désespérés pour prendre en compte
toute souffrance autre que la leur. Hagards, ils grimaçaient des sourires d’angoisse
à l’adresse des officiers en charge de les accueillir, comme pour conjurer le
sort.
Quelle joie quand son petit avait prononcé son premier mot : Papa. Il faut dire
que sa mère le répétait sans cesse. Papa-ci, Papa-ça. Il était son dieu, elle
était sa déesse, et leur enfant était leur univers. L’air était si lumineux,
comme si chacune de ses molécules était porteuse de lumière et de joie, comme
si chaque respiration était un rire.
Une vitre le coupait de ce monde maintenant. Ou n’était-ce que de l’air, de l’espace ? Les
rires s’estompaient, la scène s’éloignait, filant vers le ciel comme dans un
gouffre. Il tombait.
Quelle était cette oppression ? Il n’arrivait pas à déglutir. Peinait à
respirer. S’étouffait. Il comprit. Ce n’était qu’un sanglot. Un sanglot plus
gros que lui, qui lui serrait la gorge, lui comprimait le cœur, lui écrasait le
corps. Un sanglot qui ne passerait pas, destiné à rester là
Son fils était mort
Leur fils était mort
On vint le relever. Ne restez pas là. Rentrez chez
vous petit père. Des mains le soulevèrent et le posèrent sur son
stylommatophore. Une voix claqua et la monture s’ébranla.
Combien d’heures resta-t-il ainsi prostré, combien de jours ?
Il savait qu’au moins une nuit s’était écoulée ainsi, son fidèle
stylommatophore progressant régulièrement vers leur foyer. Ces animaux étaient
doués d’un sens de l’orientation surprenant. Eussent-ils été plus rapides qu’on
s’en serait sûrement servi de moyen de communication en plus que de transport. Zénophase
se demandait pourquoi ces idées idiotes traversaient sa souffrance sans aucune
considération.
Une pluie plus froide l’avait réveillé d’un frisson. L’habitude avait pris un
contrôle relatif de son corps. Mettant ventre à terre, il avait cheminé aux
côtés de son aimable bête, avançant pour avancer.
Le ciel de plomb strié d’étain broyait lentement la marne boueuse qu’une pelouse de
novembre éparse et maigre peinait à
couvrir de son déprimant vert-de-gris.
Combien de kilomètres avaient-ils parcourus ?
Suffisamment en tout cas pour que quelques arbres aient survécu à la voracité
démentielle des charpentiers qui consolidaient les tranchées. Ils tordaient
leurs troncs vers le ciel, implorant, portant en leurs branches décharnées et tordues
la multitude des charognards habillés de deuil. Dans quelques mois, ces oiseaux
croassant leur sinistre augure devront changer de perchoir, pensa malgré lui
Zénophase
Leur fils était mort.
Cela ne devait pas être, cela ne devrait jamais être. Les enfants sont faits
pour survivre à leurs parents. À quoi avait servi qu’il vive, à quoi avait
servi qu’ils vivent tous ? Tous ces efforts, toutes ces peines, toutes ces
joies ?
Il s’arrêta.
Encore une fois le sanglot trop grand pour lui, trop grand pour respirer, pour
vivre.
Une petite voix, à peine perceptible, lui souffla à l’oreille : C’est n’est qu’une
fin du monde.
Son fils était mort
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